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Le système américain à l’agonie
L’extérieur du siège social d’UnitedHealthcare à Minnetonka, au Minnesota, le 8 décembre 2024. Le PDG de la compagnie d’assurance, Brian Thompson, a été tué le 4 décembre 2024, quatre jours plus tôt, à New York. Photo : Chad Davis.

Luigi Mangione est accusé d’avoir assassiné le PDG du géant de l’assurance santé UnitedHealthcare, le 4 décembre 2024. Cet ancien étudiant est devenu le symbole d’une contestation radicale contre le système de santé américain jugé inéquitable et qui rend difficile l’accès aux soins de la population.

Par Mathis Maudet et Jules-Yann Schneider

New York, 4 décembre 2024. Il est 6 h 45 quand Brian Thompson, PDG de la compagnie d’assurance américaine spécialisée dans la santé, UnitedHealthcare, arrive devant l’entrée du Hilton Midtown. L’hôtel accueille ce matin-là une réunion d’investisseurs. La ville est déjà en mouvement. Dans la lumière froide de l’aube, un homme masqué, capuche sur la tête, s’avance. Il tire deux fois. Thompson s’effondre sur le trottoir. Il ne survivra pas à ses blessures.

L’assaillant disparaît. Pas de revendication. Pas de trace. Juste deux balles et un geste précis. L’assassin, 26 ans, est un ancien étudiant sans casier judiciaire, diplômé de l’Ivy League, une grande université. Depuis l’été, il avait coupé tout contact avec ses proches. Le 9 décembre, il est arrêté sans résistance dans un fast-food d’Altoona, en Pennsylvanie.

Dans ses affaires : une arme imprimée en 3D, un silencieux, plusieurs fausses identités et un carnet. Pas de manifeste ni d’aveu. Mais des pages pleines de colère. Contre le système de santé américain. Contre les assureurs privés. Contre un monde où se soigner est un luxe.

Réalisation Mathis Maudet/EPJT

Brian Thompson, 50 ans, dirigeait UnitedHealthcare depuis 2021. Il avait propulsé le groupe au rang de leader mondial de l’assurance santé. Mais son mandat n’a pas été exempt de polémiques. Il a notamment été vivement critiqué pour avoir décidé l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le traitement automatisé des demandes de remboursement. Ce qui a restreint l’accès aux soins pour de nombreux patients. ​

Les États-Unis consacrent environ 17 % de leur PIB à la santé, un chiffre nettement supérieur à celui des autres pays développés. Pour la France c’est environ 12 % du PIB. Pourtant, cette dépense massive ne se traduit pas par de meilleurs indicateurs de santé publique. L’espérance de vie y est inférieure (77,5 ans) et les taux de mortalité infantile y sont plus élevés (autour de 5,4 %) par rapport à la majorité des pays de l’OCDE.

Cela s’explique par des coûts médicaux très élevés à tous les niveaux. Les consultations médicales figurent parmi les plus chères au monde. Les hospitalisations sont parfois deux à trois fois plus coûteuses qu’ailleurs. Les médicaments atteignent des prix très élevés. Certains traitements de base peuvent coûter plusieurs milliers de dollars sans couverture adéquate.

27 millions d’Américains sans assurance

L’assurance santé, souvent incontournable, repose en grande partie sur le secteur privé. Les primes mensuelles peuvent s’avérer particulièrement lourdes, en particulier pour ceux qui ne bénéficient pas d’une couverture via leur employeur. Et même assurés, les patients doivent généralement faire face à des franchises élevées ainsi qu’à des copaiements à chaque soin.

Ce système creuse les inégalités. Près de 27 millions d’Américains vivent toujours sans assurance, ce qui les expose à des frais médicaux imprévus et parfois insoutenables. La complexité du système, fragmenté entre acteurs privés, programmes publics, hôpitaux et laboratoires, génère des coûts administratifs considérables. Environ un quart des dépenses de santé aux États-Unis est consacré à la gestion administrative.

Les inégalités du système de santé américain, d’après les données fournies par l’OCDE, centre d’expertise international. Réalisation Mathis Maudet/EPJT

Cela vient surtout des assurances privées dont les démarches sont nombreuses et compliquées et qui font grimper les coûts. À cela s’ajoutent des politiques de couverture restrictives (réseaux de prestataires limités, plafonds de remboursement, ou refus de prise en charge).

De nombreux assurés doivent donc avancer des frais importants ou renoncer à certains soins. Cela a été le cas pour Luigi Mangione. Enfin, si les États-Unis demeurent une puissance d’innovation médicale et pharmaceutique, cela s’accompagne de tarifs très élevés pour les technologies et les traitements de pointe. Ces avancées, bien qu’efficaces, restent trop souvent inaccessibles à une large partie de la population.

Dans un contexte dans lequel se faire soigner devient plus cher et plus difficile pour de nombreux Américains, les mouvements de contestation se multiplient. La population dénonce un système de santé inéquitable et réclament des réformes en profondeur.

L’assassinat de Brian Thomson en est le parfait exemple. À la tête du plus grand assureur santé privé du pays, le PDG incarnait, aux yeux de certains, un système perçu comme profondément inéquitable où les inégalités d’accès aux soins et la flambée des coûts alimentent le ressentiment de millions d’Américains. Le système de santé est l’un des plus onéreux au monde.

La colère arrive à un point de non-retour chez une partie de la population. Luigi Mangione a exprimé à plusieurs reprises son rejet du modèle américain en affirmant que ce « système de santé est le plus coûteux du monde, alors que l’espérance de vie d’un Américain est classée au 42e rang mondial ». Il a également fait part de son profond mépris envers les grandes entreprises américaines et plus particulièrement envers l’industrie de la santé.

UnitedHealthcare, premier assureur santé privé des Etats-Unis

UnitedHealthcare est la principale filiale d’UnitedHealth Group, l’un des plus puissants acteurs du secteur de la santé aux États-Unis qui assure plus de 49 millions d’Américains. Fondé en 1977 et basé à Minnetonka, dans le Minnesota, le groupe emploie environ 440 000 personnes et a généré un chiffre d’affaires de plus de 326 milliards d’euros en 2023, ce qui en fait la plus grande entreprise d’assurance santé au monde en termes de revenus. ​

Avec ce climat de tensions, le meurtre de Brian Thomson apparaît comme un révélateur dramatique d’un mal-être collectif. À l’image de Luigi Mangione, les populations défavorisées aux États-Unis aspirent à une plus grande justice sociale et à une transformation structurelle du système de soins.

Faut-il voir dans cet assassinat un simple fait divers ou le symptôme d’un modèle à bout de souffle ? Une partie de la population voit aujourd’hui le meurtrier non comme un criminel, mais comme un justicier. Lorsque l’accès aux soins devient source de souffrance et d’indignation, jusqu’où certains sont-ils prêts à aller pour dénoncer ce qu’ils perçoivent comme une injustice ? Si certains érigent l’assassin en héros, c’est peut-être qu’à leurs yeux, le véritable crime, c’est ce système qui broie les plus vulnérables.