(Des manifestants de l’opposition arménienne réunis lors d’un rassemblement à Gyumri le 27 avril 2018. PHOTO : Vano Shlamov / AFP)
L’Arménie a vécu en avril 2018 une révolution de velours, un cycle de manifestations pacifiques contre l’élection de Serge Sarkissian, président depuis 2008, au poste de premier ministre. Un vent d’espoir souffle sur ce pays du Caucase du Sud, incarné par le nouveau premier ministre Nikol Pachinan. Grâce à lui, les citoyens espèrent obtenir de meilleures conditions de vie, plus de libertés, et surtout, recouvrer leur dignité.
Début avril 2018, l’Arménie est plongée dans un climat inhabituel. Les étudiants ont quitté les bancs des universités, les principales routes de la capitale sont bloquées, les institutions sont paralysées. Des milliers d’Arméniens défilent dans les rues, criant en chœur « merji serjin » (rejeter Serge). L’homme désavoué par ces manifestations populaires est Serge Sarkissian. À 63 ans il a occupé les plus hautes fonctions politiques du pays. Premier ministre de 2007 à 2008, il exécute deux mandats à la présidence de 2008 à 2018. Si la foule se réunit dans les plusieurs villes arméniennes, c’est pour exprimer son mécontentement face à cet homme fort.
En 2015 l’ancien président fait passer une réforme constitutionnelle qui transfère les pouvoirs du président au Premier ministre. Les Arméniens y voient une manœuvre de Sarkissian pour rester au pouvoir après avoir terminé son second mandat, ce qu’il réfute en promettant de partir à la fin de son mandat.
Mais, le 12 avril 2018, le gouvernement annonce la prochaine nomination de Sarkissian au poste de Premier ministre. La population se mobilise pour protester contre cet abus de pouvoir. Comme prévu, Serge Sarkissian devient Premier ministre le 17 avril, soutenu largement par les membres de son gouvernement. S’en suit un mois de protestations, de mobilisations qui voient des dizaines de milliers d’Arméniens exprimer leurs revendications dans plusieurs villes du pays. Un mouvement qui va au-delà de la condamnation de la manœuvre de Sarkissian.
Un pays meurtri par la pauvreté
Suite à la dissolution de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques en 1991, l’Arménie traverse une période difficile, marquée par un déclin de son économie. Elle se libéralise ensuite, notamment à travers un programme de privatisation, et connaît une période de croissance encourageante au début des années 2000. Plusieurs entreprises françaises voient alors dans ce pays une terre d’investissements, comme le groupe Pernod Ricard ou Veolia. La jeune nation espère alors séduire d’autres investisseurs potentiels en instituant un cadre politique favorable avec de nouvelles lois.
Mais, comme ses voisins européens, l’Arménie est rudement frappée par la crise économique internationale. De 2008 à 2009 la croissance de son Produit Intérieur Brut chute de 14,4 %. Dépendante de ses relations avec la Russie et les pays européens, le pays est fragilisé par la baisse fulgurante de leurs investissements. Dans le même temps les prix des métaux s’effondrent alors qu’ils sont la première marchandise exportée.
Malgré tout, la croissance économique repart timidement. L’Arménie bénéficie en parallèle d’aides internationales. En 2012, le Fonds monétaire international (FMI) lui accorde un prêt de 51,4 millions de dollars pour l’encourager à réformer son économie.
Mais les effets de la crise soulignent les limites de l’économie arménienne, persistantes depuis l’effondrement de l’Union soviétique. L’agriculture occupe presque la moitié de la population de la population active et ne contribue qu’à 20 % du PIB. Caractérisée par des exploitations de petites tailles et une faible productivité, l’agriculture nécessite d’importants investissements. Le pays se repose sur le secteur minier, principal moteur de la croissance économique. Tandis que les inégalités se creusent entre la population rurale et urbaine.
L’isolement, frein au développement
Les relations avec les pays frontaliers compliquent la situation de l’Arménie. Au centre des tensions régionales : le Haut-Karabagh, Etat autoproclamé situé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, peuplé majoritairement d’Arméniens. Rattachée à l’Azerbaïdjan depuis 1922, la province se déclare en sécession en 1988 et proclame son indépendance en 1991, à la faveur de l’éclatement de l’URSS. Bakou intervient militairement tandis qu’Erevan soutient les indépendantistes. L’Azerbaïdjan, pour éviter une débâcle militaire, accepte un cessez-le-feu en mai 1994, perdant ainsi le contrôle d’une partie de son territoire. L’Arménie de son côté reconnaît l’indépendance du Haut-Karabagh, qui n’est reconnu par aucun autre État.
L’Arménie et le Haut-Karabagh cherchent à préserver ce statut tandis que Bakou n’a pas renoncé à ses revendications territoriales. La région est toujours sujette à de nombreux affrontements C’est un conflit gelé qui se réactive épisodiquement comme en avril 2016, où des combats d’une ampleur inédite depuis le cessez-le-feu de 1994 se sont déroulés. En quatre jours (du 2 au 5 avril 2016), plus de 200 personnes ont trouvé la mort. Les relations diplomatiques et économiques entre les deux pays sont au point mort.
D’autres puissances interviennent dans le conflit du Haut-Karabagh. C’est le cas de la Turquie. Le pays dirigé par Erdogan appuie la position de l’Azerbaïdjan turcophone et a des relations tendues avec l’Arménie, notamment en raison de la non-reconnaissance du génocide arménien par Ankara.
Depuis une vingtaine d’années, la Turquie favorise l’Azerbaïdjan dans ce conflit. Ses relations diplomatiques avec l’Arménie sont nulles et elle a par exemple, fermé ses frontières avec l’Arménie en 1993. Les deux pays ont tenté de normaliser les relations diplomatiques à travers la « diplomatie du football ». Lors d’une rencontre opposant les deux pays à Erevan, le président arménien avait invité Abdullah Gül, son homologue turc à assister au match. Suite à ce match, les deux pays ont poursuivi le dialogue. Des accords ont été signés en octobre 2009. Mais l’Arménie ne les a pas ratifiés. La raison ? La demande de la Turquie de rattacher le Haut-Karabagh à l’Azerbaïdjan.
L’autre puissance de la région, la Russie, joue un rôle plus direct dans ce conflit. Véritable allié de l’Arménie, elle a déployé ses troupes dans le Haut-Karabagh et possède une base militaire à Gyumri, la seconde ville du pays. La Russie est de loin le premier partenaire commercial d’Erevan. Elle est le premier fournisseur de l’Arménie. En 2015, 29,1 % des importations arméniennes provenaient de Russie. Le pays dirigé par Poutine est aussi le premier client de l’Arménie. En 2015, la Russie recevait 16,5 % des exportations arméniennes, tandis que la Chine, deuxième client de l’Arménie, ne recevait que 11 % des exportations.
Mais ces échanges, qui contribuent au développement de l’Arménie, cachent une relation asymétrique entre les deux pays. Aujourd’hui, l’Arménie dépend de la Russie dans des domaines tels que le secteur énergétique. Une dépendance dont l’Arménie ne peut s’émanciper, au vu des relations avec ses voisins. Et le Kremlin l’a bien compris. aussi fort soit-il, la relation entre les deux pays est asymétrique. Aujourd’hui, l’Arménie dépend de la Russie dans des domaines tels que le secteur énergétique. Des dépendances dont l’Arménie ne peut s’émanciper, au vu des relations avec ses voisins. Et le Kremlin l’a bien compris. Sous son image de protecteur bienfaisant, la Russie n’a aucun intérêt à résoudre le conflit du Haut-Karabagh. Si elle apporte un appui militaire à l’Arménie, la Russie vend des armes à l’Azerbaïdjan. Le pays de Poutine mène un double jeu dans ce conflit, et l’Arménie ne peut que le constater. Car la fin de l’aide russe serait synonyme de catastrophe pour le pays.
L’Arménie tente de pacifier ses relations avec ses deux autres voisins. Avec la Géorgie elles se sont considérablement améliorées ces dernières années, mais restent fragiles : la Géorgie reste attentive à la situation dans le Haut-Karabagh. Quant à l’Iran, il est l’un des principaux partenaires économiques de l’Arménie. En commerçant avec l’Arménie, Téhéran empêche le blocus total du Haut-Karabakh voulu par l’Azerbaïdjan, dont les relations avec Israël expliquent pour partie l’opposition avec Téhéran.
Ainsi le pays, affaibli par sa situation économique et son isolement, peine à se développer. Son déficit budgétaire s’accroît, le chômage aussi. Il atteint 19 % en 2018 selon le FMI, le même qu’en 2009, après la crise. Incapable de faire face à l’augmentation de son déficit budgétaire, l’Arménie devient membre de l’Union Économique Eurasiatique (UEE) le 1er janvier 2015 pour bénéficier du fonds eurasiatique, une réplique régionale du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD).
Environ 30 000 personnes émigrent annuellement de l’Arménie depuis 2002 soit près de 1 % de la population, selon Gagik Yeganyan, à la tête du département des migrations. La plupart se dirige vers l’Europe ou la Russie : en 2013, 1,2 million d’Arméniens y vivent tandis que 70 000 font des allers-retours saisonniers, selon l’agence de statistiques russe Rosstat. C’est une destination où, en raison de l’absence de régime de visas, de barrière linguistique et du cadre législatif du travail, il est facile d’obtenir un emploi. Dans un pays où l’emploi est rare et faiblement rémunéré, où le taux de pauvreté frôle aujourd’hui les 30 %, les actifs partent en quête d’une vie meilleure et alimentent l’importante diaspora arménienne.
L’Arménie doit mettre en œuvre les moyens pour dépasser son économie de transition et pour mettre fin à sa crise démographique, d’autant plus qu’elle est également confrontée à un problème de vieillissement de sa population. Un rapport de l’ONU de 2017 estime que, si le taux de natalité continue à baisser et les habitants ne cessent d’émigrer, la population pourrait diminuer de 8 % d’ici 2050.
Un facteur majeur explique les difficultés qu’elle rencontre à dépasser ses limites : la corruption. « Elle est en train d’étouffer le pays. Si on veut lancer sa petite entreprise, il faut donner un pot-de-vin aux fonctionnaires. Les agents du Service fiscal réclament eux aussi un pot-de-vin, et même les professeurs d’école demandent des cadeaux », a confié à l’AFP le 20 avril, Moucheg Khatchatrian, un chômeur arménien de 52 ans.
Même si le pays tente depuis quelques années de lutter contre ce fléau avec la mise en place de lois et d’une instance anticorruption, ces politiques aboutissent rarement. Comme le souligne le rapport du Plan d’action d’Istanbul contre la corruption de 2011 commandé par l’OCDE, « l’Arménie doit intensifier la lutte contre la corruption en assurant une mise en œuvre effective des lois qui s’y rapportent et en dotant les institutions intervenant dans ce domaine des ressources dont elles ont besoin pour s’attaquer à ce fléau. »
Le malaise social, bombe à retardement
La situation d’avril 2018 n’est ainsi pas le premier symptôme d’un malaise social mais plutôt l’aboutissement de plusieurs mobilisations précédentes.
En 2012, déjà, un vent de révolte inhabituel se lève. Rouben Hayrapétian, député, président de la fédération nationale de football mais surtout important soutien financier du pouvoir, est accusé d’abus de pouvoir. Après l’assassinat d’un homme dans un de ses restaurants, le propriétaire tout-puissant demande à deux de ses employés d’endosser le crime. Mais plusieurs jeunes activistes arméniens, après avoir tracé des appels téléphoniques compromettants, tentent d’incriminer Hayrapétian, un homme qui, comme un bon nombre d’acteurs politiques arméniens, vit au-dessus des lois.
Leur travail est récompensé, le député est contraint à la démission. Ce scandale est une des premières victoires pour les activistes qui luttent, souvent dans l’ombre, contre la corruption et pour une justice indépendante, ferme et indépendante. Ils se rassemblent sur Facebook où ils partagent leurs idées, leurs ambitions et appellent à différentes mobilisations. En 2013, de nombreux Arméniens se soulèvent contre l’augmentation des tarifs des transports publics. Pendant l’été 2015, le pays est secoué par un mouvement de protestations baptisé Electric Yerevan suite à l’augmentation des tarifs de l’électricité pour la troisième fois en un an. Le gouvernement, paralysé, se trouve dans l’obligation de trouver un compromis. À chaque « combat » les activistes sont rejoints par de plus en plus de concitoyens sur le réseau social. Ces mobilisations, annonciatrices de la révolution de velours, ont préparé les Arméniens à affronter le pouvoir.
Avec la modification de la Constitution voulue par Serge Sarkissian en 2015, les activistes se doutent de la manœuvre politique que prépare l’ex-président. La révolution qu’ils souhaitent est centrée sur la personne de Serge Sarkissian. Le slogan « merji serjin » (« rejeter Serge ») lancé en mars 2018 p ar un noyau d’activistes, est repris dès le début des manifestations, à partir du 12 avril en réaction à l’annonce de la réélection de Sarkissian au poste de premier ministre. Il souligne l’objectif de la révolution : empêcher l’ancien président de rester au pouvoir. Ce dernier devient alors le symbole de l’injustice, de la corruption qu’il faut faire tomber. Pour parvenir à cet objectif, les activistes prônent une mobilisation pacifique, une révolution de velours.
C’est une référence à la première révolution de velours qui a eu lieu en 1989 en Tchécoslovaquie. Contre l’autorité du Parti Communiste, des étudiants organisent des manifestations. Le pouvoir réplique violemment, l’opinion publique, choquée, réagit en se mobilisant pacifiquement dans les rues. Des milliers de manifestants défilent, silencieusement, bougies à la main pour protester contre les violences et exprimer les multiples revendications : recouvrer la dignité, participer aux décisions électorales, disposer d’une plus grande liberté. Ces rassemblements, expressions de la chute du système communiste, aboutiront à l’élection démocratique de Vaclav Havel, dramaturge dissident.
Cette révolution est l’exemple à suivre pour les Arméniens. Au fil des jours, des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues pour protester pacifiquement contre Sarkissian. La police tente de répliquer et de disperser les foules : les autorités perdent leur légitimité en usant d’une violence largement relayée par les réseaux sociaux, face à des manifestations pacifiques.
Nikol Pachinian, le leader de l’unité
Le mouvement a une figure réunificatrice : Nikol Pachinian. C’est l’homme de la révolution, celui qui a réussi à mobiliser des dizaines de milliers de personnes dans la rue contre un gouvernement qu’il ne cesse de critiquer, et ce, depuis des années. Journaliste depuis 1994, il est le co-fondateur du journal The Armenian Times, réputé très critiques envers le pouvoir. Il incarne la liberté d’expression et fait figure de contre-pouvoir face aux puissants du pays qui tentent de le faire taire à coups de procès en diffamation. La témérité de Nikol Pachinian va cependant lui coûter sa liberté, après avoir fui les services secrets pendant plusieurs mois, il se rend à la justice et est condamné à sept années de prison en 2009.
Il bénéficie d’une amnistie en 2011 et se lance dans la politique. Élu député en 2012, il devient le leader d’une opposition qui reste faible mais cultive l’idée d’un homme proche du peuple, manifestant dans la rue aux côtés de ses concitoyens.
Lorsque Serge Sarkissian annonce qu’il va devenir le Premier ministre, le député et plusieurs groupes d’activistes sont prêts à se rebeller. Ils imaginent la révolution de velours : une marche nationale, sans verser de goutte de sang, pour exprimer son mécontentement. À Erevan, ils se rendent dans les universités pour mobiliser les étudiants, appellent à la révolte par le biais de la radio. Au fil des mobilisations, les marcheurs sont de plus en plus nombreux, jours et nuits. Pachinian est à chaque fois présent pour encourager ses concitoyens à se joindre aux rassemblements populaires.
Souvent comparé à Che Guevara pour son t-shirt camouflage qu’il porte en permanence, c’est pourtant la comparaison avec Nelson Mandela ou Gandhi qui lui convient le mieux. En désapprouvant tout acte violent, il a su user de ses talents d’orateur pour exploiter le ras-le-bol général en entraînant les Arméniens à élever la voix, mais surtout à suivre ses pas.
Serge Sarkissian quitte son poste de premier ministre le 23 avril après onze jours de protestations. Nikol Pachinian est considéré comme le candidat du peuple par les Arméniens, celui qui peut exprimer ses revendications. Le leader de la mobilisation veut lutter contre une pauvreté grandissante et annihiler une corruption acceptée et entretenue par les instances politiques arméniennes. Le gouvernement n’est pas du même avis. À l’issu d’un premier vote, le 1er mai, 55 députés sur 100 s’expriment contre sa candidature (contre 45 pour). Suite à ce refus, le principal opposant appelle à la protestation. La capitale, Erevan, ses écoles, métros, trains, routes sont paralysés.
Le 8 mai, le Parlement procède à un second vote. Nikol Pachinian est élu à 59 voix contre 42. Dorénavant au pouvoir, il doit faire face à plusieurs défis de taille : opérer avec un gouvernement fidèle à Sarkissian et marqué par la corruption jusqu’aux prochaines élections législatives, gagner en indépendance sans pour autant fragiliser les liens avec la Russie et rétablir la paix avec l’Azerbaïdjan. Il reste encore du chemin à parcourir mais Nikol Pachinian entend bien continuer à suivre son credo : faire simple et décider avec le peuple.