(Photo : Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed (à gauche) et le président érythréen Isaias Afwerki célébrant la réouverture de l’ambassade de l’Erythrée en Ethiopie à Addis-Abeba en juillet 2018. Crédit : Michael TEWELDE / AFP)
Le 16 septembre 2018, l’Éthiopie et l’Érythrée, deux États frontaliers d’Afrique de l’Est, ont signé un accord de paix historique scellant leur réconciliation. Sa signature s’est déroulée à Djeddah en Arabie Saoudite, en présence du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, du président érythréen Isaias Afwerki, du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, du roi saoudien et du prince héritier Mohamed ben Salmane. L’objectif, « renforcer la stabilité et la sécurité de la Corne de l’Afrique » et mettre un terme aux différends frontaliers.
Pendant 30 ans, de 1961 à 1991, l’Érythrée, situé au nord-ouest de la Corne de l’Afrique, a mené une longue guerre d’indépendance contre son voisin éthiopien. L’indépendance de l’Érythrée est proclamée le 27 avril 1993 à la suite d’un référendum d’autodétermination mettant fin à trois décennies de conflit. Le mois suivant, Isaias Afwerki, figure de la guérilla contre l’Éthiopie, est désigné président et instaure un régime autoritaire avec parti unique et sans élection.
Malgré la séparation pacifique de ces deux pays d’Afrique de l’Est en 1993, une nouvelle guerre éclate en 1998 sur fond de désaccords territoriaux, commerciaux et monétaires. Un conflit qui fait plus de 70 000 victimes dont 19 000 soldats érythréens. En 2000, le conflit prend fin dans le cadre des accords d’Alger qui prévoient notamment une « zone de sécurité temporaire » neutre de 25 km de profondeur à la frontière, contrôlée par les casques bleus de la Mission des Nations Unies en Érythrée et en Ethiopie (MINUEE). En 2002, le tracé de la nouvelle frontière inclut la ville de Badmé côté érythréen, une défaite politique pour l’Éthiopie pourtant vainqueur sur le plan militaire. Une décision qui fragilise le cessez-le-feu instauré par les accords d’Alger. Jusqu’en 2018, le risque d’un nouveau conflit a ainsi longtemps plané à la frontière érythro-éthiopienne.
La nomination d’Abiy Ahmed au poste de Premier ministre d’Éthiopie en avril 2018 a accéléré le processus de paix. Qualifié de « réformateur pressé » par l’analyste politique éthiopien Hallelujah Lulie, Abiy Ahmed veut mener le repositionnement régional de l’Éthiopie et désire profiter de l’accès à la mer par les deux ports érythréens. De son côté, le dictateur Isaias Afwerki, au pouvoir depuis 25 ans, veut sortir l’Érythrée de l’isolement et souhaite faire de son pays « un acteur central de la Corne de l’Afrique ».
Les dirigeants éthiopiens et érythréens souhaitent engager une dynamique régionale positive dont les enjeux commerciaux, économiques et géopolitiques intéressent aussi les puissances régionales et mondiales.
Une région aux multiples enjeux
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Le détroit de Bab-el-Mandeb
Le détroit de Bab-el-Mandeb relie la mer Rouge au golfe d’Aden, porte d’entrée de la mer d’Arabie. La « porte des lamentations » est située entre Djibouti à l’ouest et le Yémen à l’est. C’est un lieu stratégique, un détroit au cœur du commerce mondial. Quelque 4 millions de barils de pétrole y passent par jour. Cela représente 12 % du trafic maritime mondial ainsi que 30 % des approvisionnements pétroliers.
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Djibouti : une base militaire géante
Djibouti apparaît comme une oasis stable dans cette région de fortes tensions. Qualifiée par des observateurs de « terre à porte-avions », le pays accueille nombre de militaires étrangers. Une manne financière très importante pour le gouvernement djiboutien. Ancienne colonie française, indépendante depuis 1977, elle abrite toujours une base navale française. Djibouti accueille également la seule base américaine permanente en Afrique qui est le point de départ des opérations militaires dans la région. La Chine s’y affirme militairement en ouvrant en 2017 sa première base militaire en dehors de son territoire.
Le détroit est aussi sécurisé par la présence de forces armées dans le golfe d’Aden et la mer Rouge. Face aux multiples attaques pirates sur les pétroliers, la communauté internationale s’est organisée pour parer cette menace. L’Union européenne a ouvert l’accès en 2008 à l’intervention des États aux eaux somaliennes. C’est l’opération « Atalante ». La surveillance du golfe est assurée depuis Djibouti. Depuis 2012, aucune attaque réussie de navires n’a été enregistrée. D’autres flottes internationales y sont présentes comme les États-Unis, la Russie ou l’Arabie Saoudite. Celle-ci y voit une occasion d’asseoir son assise régionale et une position stratégique dans la guerre du Yémen.
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Des terres riches dans des pays pauvres
Pétrole, or, argent, cuivre, etc. L’exploitation des matières premières est un secteur qui émerge dans la Corne de l’Afrique. L’Érythrée s’est retrouvée sous les projecteurs du monde entier après la découverte d’importants gisements d’or, de cuivre et d’argent au cours des années 2010.
Des spécialistes estiment qu’il est possible que la Corne de l’Afrique devienne l’un des centres mondiaux de la production de potasse, et donc d’engrais. Par exemple, la filiale érythréenne de la compagnie australienne Danakali pourrait démarrer en 2022 l’exploitation de 6 milliards de tonnes de potasse en Érythrée.
En dépit de son effondrement institutionnel, la Somalie dispose aussi d’atouts économiques importants – minerais, hydrocarbures, ressources agricoles et arboricoles, réserves halieutiques – qui pourraient en faire un pôle majeur de développement dans la Corne de l’Afrique pour peu que la paix civile se rétablisse.
L’agriculture reste cependant l’un des moteurs économiques de la région. Elle représente la moitié du PIB de l’Ethiopie, 60 % des exportations et 80 % des emplois. Entre juillet 2017 et mars 2018, les exportations agricoles se sont élevées à près de 500 millions de dollars. Parmi les produits exportés, le café : l’Éthiopie en est le premier pays africain exportateur. Des ressources agricoles et financières qui ne laissent pas les pays du Golfe indifférents. Depuis 2008 et son « Initiative pour l’investissement agricole à l’étranger », l’Arabie Saoudite dépense des milliards pour acquérir des terres agricoles dans le monde et notamment en Éthiopie. Les Saoudiens y contrôlent notamment la riziculture.
L’affirmation des puissances régionales et de la Chine
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Les pays du Golfe et la Turquie
La Corne de l’Afrique est le théâtre d’un jeu d’influence et d’investissements de la part des puissances du Golfe qui tentent de s’affirmer dans la région. C’est le cas des Émirats arabes unis (EAU) dont l’objectif majeur est de contrôler des points d’appui maritime à la fois au Yémen, sur l’île de Socotra, une ancienne base militaire soviétique, et aux abords de la mer Rouge. Les EAU souhaitent s’assurer d’un accès libre et direct à l’océan Indien et devenir une puissance indispensable pour le contrôle de la voie maritime qui relie l’Europe à l’Extrême-Orient.
L’armée émiratie s’est ainsi installée en juin 2018 dans le port d’Assab au sud de l’Érythrée, et ce malgré l’embargo sur les armes instauré par les Nations Unies en 2008 et levé en novembre 2018 à la suite de l’accord de paix avec l’Éthiopie. Situé face aux côtes yéménites et au port d’Aden, axe central de la guerre yéménite, le port d’Assab servira notamment de base aérienne à l’armée émiratie et de camp d’entraînement pour les militaires. En contrepartie, les EAU versent un loyer à l’Érythrée. Une manne financière « qui devrait permettre au dictateur érythréen Isaias Afwerki de perdurer », affirme le journaliste du Monde Louis Imbert. C’est aussi depuis Assab que les EAU comptent construire un oléoduc reliant la mer Rouge à la capitale éthiopienne Addis-Abeba.
De son côté, le Qatar, mis en quarantaine par ses voisins qui l’accusent de soutenir des groupes terroristes et de se rapprocher de l’Iran, a signé un accord avec le Soudan. Il prévoit la construction d’un port sur la presqu’île de Suakin pour un investissement de 4 milliards de dollars. Un point stratégique aussi convoité par la Turquie qui a débuté l’installation d’une base militaire. La Turquie, qui s’efforce d’élargir son influence en Afrique de l’Est, possède également sa base militaire étrangère la plus importante en Somalie.
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La Chine, superpuissance régionale
La Chine s’affirme également de plus en plus dans la Corne de l’Afrique. Elle a construit la ligne de chemin de fer qui relie Addis-Abeba, capitale de l’Éthiopie, à Djibouti. Cette ligne ferroviaire a été inaugurée le 3 janvier 2018. Elle a coûté 4 milliards de dollars aux deux pays mais la Chine a apporté 70 % de cette somme. Elle a été construite par les groupes China Railway (CREG) et China Civil. Elle permet de réduire le temps de trajet à moins de douze heures alors qu’avec l’ancienne ligne ferroviaire, construite par les Français à la fin du 19e siècle, et inaugurée en 1917, le trajet durait au mieux 25 heures. Surtout, cette ligne de train offre un nouveau souffle à l’économie éthiopienne. N’ayant aucun accès à la mer, le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, avec environ 105 millions d’habitants, doit essentiellement passer par Djibouti pour importer et exporter. Environ 90 % des échanges éthiopiens passent par le terminal Doraleh à Djibouti.
L’implication de la Chine s’inscrit dans une stratégie d’investissements massifs en Afrique. Les Chinois ont déjà investi 20 milliards de dollars dans le ferroviaire africain dont une partie dans la ligne Nairobi-Mombasa en 2017. Pour Jean-Joseph Boillot, ex-conseiller économique pour les pays émergents au ministère français des Finances, les Chinois ne voient que leurs propres intérêts à travers cette ligne ferroviaire. « Tout est réalisé par la Chine, il n’y a pas de transfert de technologies. Les Éthiopiens sont agacés par cela, explique-t-il à TV5 Monde le 16 février 2018. Les tracés que la Chine construit correspondent à ses propres objectifs. La Chine voudrait poursuivre cette ligne de chemin de fer jusqu’au Sénégal pour transporter ses matières premières comme le pétrole qu’elle récupère au Tchad, et au Niger. »
Une région instable
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Terrorisme et piraterie
La région de la Corne de l’Afrique est caractérisée par son instabilité. A son extrémité orientale, la Somalie est un État morcelé, déchiré par une guerre civile commencée en 1991. Le gouvernement a du mal à asseoir son autorité. Du fait de cette instabilité, les groupes terroristes frappent régulièrement le pays. L’exemple le plus frappant est celui des islamistes Shebab qui ont perpétré l’attaque la plus meurtrière de l’histoire du pays (512 morts) le 17 octobre 2017 à Mogadiscio, la capitale.
La Somalie a aussi été un espace touché par la piraterie durant les années 2000. Les pêcheurs du Puntland notamment (nord-est), ont voulu contrer les chalutiers du monde entier qui venaient pêcher dans leurs eaux. En s’attaquant ensuite aux pétroliers, activité plus lucrative, les abordages se sont multipliés. Mais l’opération Atalante a endigué le phénomène.
Cette instabilité est aussi le résultat de décennies de conflits dans la région. L’accord de paix entre l’Érythrée et l’Éthiopie intervient après un conflit de près de 30 ans. L’Éthiopie est aussi impliquée dans deux guerres contre la Somalie pour le contrôle de l’Ogaden (années 60-70). Les deux guerres civiles soudanaises (1955-1972 et 1983-2005) ont abouti à l’éclatement du pays en deux États : le Soudan et le Soudan du Sud (indépendant depuis 2011). Elles ont aussi débouché sur la guerre du Darfour démarrée en 2003. Depuis 2013 le Soudan du Sud doit aussi faire face à une guerre civile.
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Crise humanitaire et alimentaire catastrophique
Ces conditions désastreuses poussent les habitants à se déplacer d’un pays à l’autre. Selon le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, 5 000 personnes arrivent au Yémen chaque mois depuis la Corne de l’Afrique. Cette région est frappée par une crise humanitaire et alimentaire grave. Les épisodes de sécheresses affectent les récoltes et les élevages. En 2017, l’ONU qualifiait cette crise comme « la plus importante depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale ». Cette même année, 20 millions de personnes étaient menacées de famine. En 2011, 260 000 personnes sont mortes à la suite d’une famine, la plus dure depuis 60 ans.
Au Soudan du Sud, un des pays les plus pauvres du monde, la guerre civile perdure depuis 2013. Près de la moitié de la population (5,3 millions de personnes) a été placée en situation de faim extrême en janvier 2018. Un chiffre en hausse de 40 % depuis un an. Quant aux ONG sur place, elles peinent à réaliser leur travail. Les enlèvements et les meurtres de personnels humanitaires sont récurrents.
Fragilisée par les guerres civiles (Soudan du Sud, Somalie), les conflits frontaliers (Érythrée – Éthiopie) et les régimes autoritaires (Érythrée), la Corne de l’Afrique entrevoit l’espoir d’un apaisement des tensions locales. L’accord de paix entre l’Érythrée et l’Éthiopie, signé en septembre 2018, marque un tournant dans l’histoire de la région. L’objectif : renforcer la sécurité et la stabilité de la région, et sortir de l’isolement. L’initiative érythro-éthiopienne précède une autre tentative de réconciliation : celle de Djibouti avec l’Érythrée. Leurs relations, tendues depuis l’incursion de troupes érythréennes au nord de la ville de Djibouti en 2008, se sont calmées avec l’organisation de pourparlers entre les présidents des deux pays, en Arabie Saoudite. Un accord de coopération a aussi été signé entre l’Érythrée, l’Éthiopie et la Somalie. Le Secrétaire général des Nations-Unies, Antonio Guterres, salue les « progrès remarquables » réalisés dans la région. Il assure que les Nations Unies sont toujours « disposées à aider les pays de la Corne de l’Afrique ». A condition que le jeu des puissances ne devienne pas un nouvel élément de déstabilisation dans la région.